La lecture des textes réglementaires peut nous plonger parfois dans des abîmes de perplexité … et d’inquiétude. Comment en effet peut-on rester confiant dans la solidité et la stabilité des acteurs, alors qu’ils sont censés appliquer une réglementation aussi ambiguë ?
En voici deux exemples qui me paraissent assez parlants.
Le premier est extrait du Code monétaire et financier article R214-26 :
« I. – Une société d’investissement à capital variable ou une société de gestion agissant pour l’ensemble des OPCVM qu’elle gère, n’acquiert pas d’actions assorties du droit de vote lui permettant d’exercer une influence notable sur la gestion d’un émetteur.
II. – Un OPCVM ne peut détenir plus de :
1° 10 % de titres de capital sans droit de vote d’un même émetteur ;
2° 10 % de titres de créance d’un même émetteur ;
3° 25 % des parts ou actions d’un même organisme de placement collectif de droit français ou étranger ou d’un même fonds d’investissement de droit étranger ;
4° 10 % d’instruments du marché monétaire émis par un même émetteur. »
Ce texte amène plusieurs commentaires.
Le § I vise à prévenir sinon la prise de contrôle, du moins l’influence par la société de gestion sur un émetteur dans lequel elle investit pour le compte des OPCVM qu’elle gère. Il cible donc naturellement les titres avec droit de vote de l’émetteur.
Le § II ensuite, fixe des limites de détention au niveau de chaque OPCVM individuellement. Et là, bizarrement, une limite de détention de titres de capital sans droit de vote (donc sans contrôle) est fixée ! Ceci semble d’autant plus surprenant que nulle part ailleurs il n’est fixé de limite quant à la détention de titres de capital avec droit de vote, sauf, bizarrement, pour les fonds d’épargne salariale (Article R214-208) :
« Les fonds communs de placement d’entreprise et les sociétés d’investissement à capital variable d’actionnariat salarié ne sont pas pris en compte pour l’application du I de l’article R. 214-32-35. Ils ne peuvent toutefois détenir plus de 10 % d’instruments financiers assortis d’un droit de vote d’un même émetteur. »
Il y a ensuite et surtout la question du dénominateur dans le ratio : 10 % de quoi ?
Pris isolément, le 1° se lit : « Un OPCVM ne peut détenir plus de 10 % de titres de capital sans droit de vote d’un même émetteur ». Si l’on s’en tient à ce que parler (français) veut dire, on est là sur un ratio de composition. On est en train de dire qu’un OPCVM ne peut pas détenir dans son actif plus de 10 % de titres sans droit de vote d’un même émetteur.
Mais cette lecture ne tient pas en regard du contexte. Le texte vise à définir des ratios d’emprise, c’est-à-dire que le dénominateur est censé être non pas l’actif du fonds, mais l’encours global des titres dont on entend limiter la détention.
C’est bien ainsi que l’interprète l’excellent document de CACEIS Investor services, qui range l’ensemble de l’article R214-26 dans les ratios d’emprise.
Mais alors, pourquoi ne pas écrire « 10 % DES titres de capital sans droit de vote » ? Et ne comptons pas sur les alinéas suivants pour lever la confusion :
2° 10 % de titres de créance d’un même émetteur ;
(même question : ratio d’emprise ou ratio de composition?)
3° 25 % des parts ou actions d’un même organisme de placement collectif de droit français ou étranger ou d’un même fonds d’investissement de droit étranger ;
(ah tiens, là c’est bien un ratio d’emprise!)
4° 10 % d’instruments du marché monétaire émis par un même émetteur. »
(bon ben non, finalement, emprise ou composition?)
Mon deuxième exemple est extrait de la directive 2014/65/UE dite « MIFID 2 ». Dans l’annexe 2, paragraphe I, on trouve la liste des clients considérés comme « professionnels » au sens de la directive. A noter que la distinction entre clients « professionnels » et « non professionnels » est importante car elle détermine l’étendue des obligations d’un prestataire de services d’investissement envers son client. Cette liste inventorie tout d’abord comme clients professionnels « par nature » les entités « qui sont tenues d’être agréées ou réglementées pour opérer sur les marchés financiers », à savoir :
a) établissements de crédit;
b) entreprises d’investissement;
c) autres établissements financiers agréés ou réglementés;
d) entreprises d’assurance;
e) organismes de placement collectif et leurs sociétés de gestion;
f) fonds de pension et leurs sociétés de gestion;
g) négociant en matières premières et instruments dérivés sur celles-ci;
h) entreprises locales;
i) autres investisseurs institutionnels;
Que penser du h) « entreprises locales » ? En quoi une « entreprise locale » serait-elle agréée pour opérer sur les marchés financiers ? Jamais l’expression « entreprise locale » n’a désigné, en français, un acteur des marchés financiers.
Pour tâcher d’en savoir plus, j’ai voulu regarder la version anglaise (supposément la version originale?) du texte. Voilà ce qu’on y trouve :
h) locals
« Locals » ? En anglais les « locals » désigne les habitants d’un pays ou d’une région : « the locals are very friendly », les autochtones sont très amicaux. Toujours aucun rapport avec la finance de marché.
Du coup, j’ai décidé de confronter l’ensemble des traductions et voici ce que cela donne (merci Google translate)
Langue |
Texte original |
Traduction |
BG | Местни предприятия | Entreprises locales |
ES | Operadores que contratan en nombre propio | Opérateurs qui contractent pour leur propre compte |
CS | místní orgány | Autorités locales |
DA | Lokale firmaer | Entreprises locales |
DE | örtliche Anleger | Investisseurs locaux |
ET | kohalikud ettevõtjad | Entrepreneurs locaux |
EL | τοπικές επιχειρήσεις | Entreprises locales |
EN | Locals | Locaux(1) |
FR | Entreprises locales | Entreprises locales |
HR | lokalni subjekti | Entités locales |
IT | singoli membri di una borsa | Membres individuels d’une bourse |
LV | vietējie ieguldītāji | Investisseurs locaux |
HU | helyi vállalkozások | Entreprises locales |
MT | l-impriżi lokali | Entreprises locales |
NL | plaatselijke ondernemingen | Entreprises locales |
PL | podmioty lokalne | Entités locales |
PT | Empresas locais | Entreprises locales |
RO | societăți locale | Entreprises locales |
SK | lokálne spoločnosti | Entreprises locales |
SL | lokalni vlagatelji | Investisseurs locaux |
FI | paikalliset yritykset | Entreprises locales |
SV | Lokala företag | Entreprises locales |
(1) Au sens de « personnes locales »
On identifie plusieurs « familles », correspondant peut-être à plusieurs traductions « source ». La version « entreprises locales » est majoritaire, mais n’a pas, à mon sens, de pertinence dans le contexte. La version « investisseurs locaux », même si elle ne correspond à aucune catégorie d’acteur identifiable, a au moins le mérite d’utiliser le terme « investisseur ». La version « autorités locales » semble venir de nulle part étant donné les termes utilisés dans les autres versions.
Au final, les mieux lotis dans cette affaire sont les italiens et les espagnols, qui bénéficient d’un texte réglementaire applicable. En effet « membres individuels d’une bourse » ou « opérateurs qui contractent pour leur propre compte » sont des expressions qui désignent une réalité palpable dans l’univers des marchés de capitaux.
Que faut-il conclure de ces deux exemples? Étant d’humeur méchante, je dirais ceci : les textes réglementaires sont rédigés par des « experts » dans leur domaine, des personnes qui n’ont aucune visibilité publique, vraisemblablement en très petit nombre et fonctionnant en vase clos. Leur expertise ne les met pas complètement à l’abri des erreurs, en particulier sur la rédaction, et c’est pourquoi leur texte initial, une fois produit, est revu par une myriade de relecteurs, généralement plus haut placés dans la hiérarchie. En vertu du principe de Dilbert, qui veut qu’un manager soit quelqu’un que l’on a placé à ce poste parce qu’il était trop incompétent pour exercer une fonction productive, ces relecteurs sont davantage doués en management et/ou en communication que dans le domaine technique qu’ils gèrent. Mais leur situation en vue leur interdit d’avouer leur incompétence. Ils se borneront donc le plus souvent à faire des remarques de forme, sans oser rien remettre en question sur le fonds.
En ce qui concerne les textes réglementaires, ceux-ci sont également relus et commentés par les acteurs de marché, à savoir les futurs régulés. Mais là, la priorité n’est pas la clarté, mais des enjeux économiques. D’une façon générale, la pression s’exercera en faveur de moins de régulation, et l’ambiguïté sert parfaitement cet objectif.
Bref au final on obtient un texte lourd et ambigu dans sa version initiale, relu, validé, traduit, puis mis en application par une chaîne indéfinie d’acteurs dont aucun n’a pour priorité la clarté et qui n’osera pas remettre en question une version censément validée par la hiérarchie ou l’autorité « compétente ».
Article très intéressant. L’ambiguïté des textes devra bien être dissipée tôt ou tard