
Comme lors de la crise des subprimes, la presse, en particulier aux Etats-Unis, en réaction au scandale de la manipulation des taux LIBOR, ne s'est pas privée de faire observer que pendant que les banquiers s'en donnaient à cœur joie, les autorités de régulation étaient, une fois de plus « asleep at the wheel » (endormies au volant). Parmi ces autorités, la FSA (Financial Services Authority), autorité de contrôle du marché britannique, est particulièrement visée dans la mesure où le LIBOR est calculé sous la responsabilité de la BBA (British Bankers Association). C'est pourquoi le gouvernement du Royaume Uni a lancé une revue indépendante du mode de fonctionnement du LIBOR, présidée par Martin Wheatley. Celui-ci a publié début Août 2012 un rapport préliminaire. Les commentaires des banques et institutions financières concernées sont attendus pour le 7 septembre.
Ce rapport, disponible sur le site du ministère de l'économie et des finances du Royaume-Uni (http://www.hm-treasury.gov.uk/d/condoc_wheatley_review.pdf), commence par poser un diagnostic des déficiences que présente le LIBOR, tant en ce qui concerne son mode de calcul, que sa gouvernance et sa régulation.
Rappelons que le LIBOR (London Interbank Offered Rate) reflète le taux auquel les banques se prêtent entre elles de l'argent en blanc (sans garanties associées) à court ou moyen terme. Il y a en fait 150 taux différents, calculés quotidiennement pour 10 devises et 15 maturités allant de l'overnight à un an.
Le marché interbancaire correspond au marché « de gros » de la monnaie (curieusement en français on parle bien de banque de détail, mais pas de banque de gros, alors que l'expression existe en anglais : « wholesale banking »). Comme un grossiste répercute ses prix sur la clientèle des détaillants, les taux auxquels les banques se refinancent entre elles ont une influence directe sur les taux pratiqués au niveau de la banque de détail. C'est pourquoi le LIBOR, principal taux de référence interbancaire au niveau international, bien que peu connu du grand public, présente une telle importance tant en ce qui concerne sa valeur absolue, que bien sûr la crédibilité de celle-ci.
Le rapport Wheatley estime l'encours de contrats financiers directement rattachés au LIBOR (c'est-à-dire que les termes mêmes du contrat font référence au taux LIBOR en tant que benchmark) à environ 300 000 milliards de dollars, dont 200 000 milliards de contrats de swaps de taux, le reste se répartissant entre les prêts syndiqués, les futures, les FRN (floating rate notes) et les FRA.
Le fixing du LIBOR : une large part d'appréciation
Les banques participantes au panel de chaque devise transmettent quotidiennement à 11h00 leur taux de refinancement pour chaque échéance à Thomson Reuters, qui est en charge du calcul et de la publication du taux. Pour chaque échéance, les soumissions maximale et minimale sont retirées, et le taux final est la moyenne des soumissions restantes.
- Les soumissions ne sont pas nécessairement basées sur des transactions réelles. En fait la personne en charge de la soumission chez la banque participante doit répondre à cette question : “At what rate could you borrow funds, were you to do so by asking for and then accepting inter-bank offers in a reasonable market size just prior to 11 am”. En effet une banque ne traite pas tous les jours sur toutes les échéances d'une devise donnée.
- Le caractère estimatif du taux communiqué est d'autant plus important à l'heure actuelle que le marché interbancaire est plus ou moins sinistré et que peu de transactions ont lieu, en particulier sur les échéances au-delà de 3 mois.
- Les panels sont constitués d'un faible nombre de banques (18 au maximum), ce qui ne plaide pas non plus pour une grande fiabilité du résultat final.
Des conflits d'intérêts non adressés
La participation au LIBOR se fait sur la base du volontariat. Si cette participation représente un certain prestige, elle ne va pas non plus sans certaines contraintes. Par ailleurs le flou réglementaire (voir plus bas) entourant la procédure de soumission a pu conduire certains intervenants à prendre quelques libertés avec l'exactitude des chiffres. Enfin, étant à la fois contributrices et utilisatrices du taux, les banques du panel se trouvent systématiquement en situation de conflit d'intérêts.
En l'occurrence, le conflit d'intérêts s'est manifesté à deux niveaux :
- Les soumissions individuelles étant rendues publiques sur Reuters, les banques en période de crise ont été tentées d'éviter l'effet stigmatisant d'annoncer un taux de refinancement élevé, ce qui aurait laissé transparaître une baisse de confiance du marché dans leur signature.
- Les banques du panel sont à la fois contributrices et utilisatrices du taux pour leurs activités de marché, en particulier sur le trading de dérivés. Ainsi il apparaît que des opérateurs sur les dérivés ont fait pression sur leurs collègues du marché monétaire pour annoncer un taux qui allait dans le sens de leurs intérêts au vu des positions détenues. Des collusions entre banques pour infléchir le taux sont également vraisemblables.

Les conflits d'intérêts sont fréquents dans le monde des affaires, et il existe des dispositifs pour les gérer, mais ce sont justement ce type de mécanismes qui ont fait défaut au niveau interne de chaque banque.
En ce qui concerne la gouvernance d'ensemble du LIBOR, celui-ci comme on l'a vu est administré par la BBA, British Bankers Association. Il existe de plus un comité, le FX&MM committee, indépendant de la BBA, qui agit en tant que comité de pilotage d'ensemble. Les principales banques contributrices y sont représentées. Ce comité est chargé entre autres de définir les règles de validation qu'applique Reuters sur les soumissions et d'adresser les cas de contributions manifestement erronées.
Une des principales faiblesses de ce dispositif est bien évidemment le fait que ce comité est formé par les banques contributrices elles-mêmes, qui sont donc juges et parties. De plus, il n'apparaît pas que ce comité ait la capacité d'auditer les procédures appliquées par les banques contributrices. Enfin, le fonctionnement et les décisions rendues sont assez peu transparents.
Une absence de cadre réglementaire
Le rapport met en évidence un vide juridique flagrant entourant le fonctionnement du LIBOR. En effet, il apparaît que la participation au LIBOR ne constitue pas une activité réglementée au sens prévu par le FSMA (Financial Services and Markets Act 2000) qui est le code auquel se réfère la FSA dans ses actions. De ce fait, les personnes en charge de la soumission au sein des banques, ne peuvent pas être considérées comme des « authorised persons », ce qui conférerait à la FSA un pouvoir d'investigation et de sanction sur leurs activités.
En l'état actuel de la réglementation, la FSA ne peut mener ses investigations qu'au titre de l'abus de marché. Toutefois, l'abus de marché tel qu'il est défini sanctionne les fausses informations diffusées en vue de pousser un tiers à une action qui va dans le sens des intérêts du fautif. Les manipulations du LIBOR ne rentrent pas tout à fait dans cette définition dans la mesure où personne n'a été directement poussé à agir dans un sens ou dans un autre par les fausses informations…
Au civil, les coupables peuvent être toutefois poursuivis pour fraude. Dans ce cadre les investigations ne sont plus sous le contrôle de la FSA.
Les propositions du rapport préliminaire
Deux options se présentent pour réformer le LIBOR : soit fiabiliser le mode de calcul afin de lui rendre sa crédibilité, soit l'abandonner carrément et choisir un nouveau benchmark pour les transactions financières.
Une réponse a priori évidente au manque de crédibilité actuel serait de baser le calcul du LIBOR sur des transactions réelles. Malheureusement comme on l'a vu du fait de la liquidité décroissante du marché monétaire, les transactions susceptibles d'entrer dans une base de référence pour le calcul du LIBOR sont peu nombreuses et concentrées sur les échéances les plus courtes. De ce fait, le calcul ne serait pas pour autant plus crédible, puisqu'il suffirait de manipuler un petit nombre de transactions pour infléchir le résultat final !
Le rapport évalue également les moyens de réduire les incitations à la manipulation. Ainsi il faudrait assez vraisemblablement
- Cesser de diffuser les soumissions individuelles des banques afin d'éviter l'effet « stigmatisant »
- Elargir le panel de banques interrogées, voire rendre la participation obligatoire
- Modifier la formule de calcul en utilisant la médiane plutôt que la moyenne des soumissions ; avec cette formule les tentatives de manipulation seraient plus facilement détectées.
Une autre solution envisageable serait d'abandonner purement et simplement le LIBOR et de choisir un autre benchmark. Etant donné le nombre colossal de transactions existantes faisant référence au LIBOR, ceci représenterait un chantier titanesque, à mener au niveau international, pour organiser la transition. Ceci suppose de plus que l'on ait réussi à identifier un taux de référence susceptible de remporter l'adhésion de tous les acteurs du marché, ce qui ne parait pas évident. Le rapport définit un certain nombre de critères que devrait remplir le nouveau benchmark :
- Pouvoir être représenté sur une courbe de maturité
- Etre représentatif d'un volume suffisant de transactions
- Résister aux périodes d'illiquidité du marché
- Etre simple et standardisé
- Posséder des séries historiques longues afin de pouvoir être utilisé dans les modèles de pricing et de risque
Côté gouvernance, les pistes semblent plus évidentes. Il serait bien sûr souhaitable de diversifier la composition du FX&MM Committee, afin d'y inclure une majorité de membres ne venant pas des banques participantes, comme des représentants des bourses et chambres de compensation ou de la FSA.
Au niveau individuel, un code de conduite précis devrait être imposé à chaque contributeur. Celui-ci définirait précisément les procédures, organisations, contrôles, systèmes d'informations etc. applicables dans le contexte de la participation au LIBOR.
En ce qui concerne la régulation, le rapport conclut de façon évidente que la participation au LIBOR devrait faire partie des activités régulées au sens du FSMA. Par ailleurs le pouvoir de sanction de la FSA et les sanctions elles-mêmes vis-à-vis des fautifs devraient être renforcés.
Il est a noter que la Commission Européenne n'est pas restée inactive de son côté. En effet des propositions de modifications de la MAR (Market Abuse Regulation), ont été formulés par Michel Barnier, responsable des activités de marché au sein de la commission. Toutefois ce règlement, en cours de révision, ne deviendra applicable que dans deux ans.
Quelques remarques
La frilosité actuelle du marché interbancaire est renforcée par le fait que les banques centrales, et parmi elles la BCE, se sont largement substituées à ce marché pour assurer le refinancement des banques. Avant la crise les banques n'étaient censées se présenter au guichet de la banque centrale que pour la partie du refinancement qu'elles ne peuvent pas négocier entre elles (c'est-à-dire les besoins de liquidité provenant des retraits de billets et des réserves obligatoires). A l'heure actuelle c'est la quasi-totalité du refinancement de chaque banque à l'échelon individuel qui est assuré par la banque centrale.
Si toutefois cette situation, en principe exceptionnelle mais qui dure quand même depuis plusieurs années venait à disparaître, il n'est pas sûr que le marché du refinancement interbancaire redémarrerait au même niveau qu'avant la crise. En effet du fait des nouvelles normes réglementaires de solvabilité et de liquidité, les banques sont de moins en moins enclines à prêter en blanc.
Comme le souligne le rapport Wheatley, il est donc envisageable qu'un faible volume de transactions interbancaires devienne la nouvelle norme à l'issue de la crise actuelle. On se trouverait alors devant un problème assez cornélien : pour que le LIBOR renoue avec la crédibilité, il faudrait qu'il soit calculé sur la base de transactions réelles et non d'estimations « au doigt mouillé », or celles-ci n'existent pas et ne sont pas près de revenir !
Côté régulation, le fait que le LIBOR, taux de référence mondialement utilisé soit calculé à Londres et régulé en définitive uniquement par l'autorité de marché du Royaume-Uni ne laisse pas d'interroger. Certes, la place londonienne est une des places les plus actives du monde, leader sur certains marchés comme le marché de changes. De ce fait toutes les banques internationales y sont implantées, et ont donc la possibilité de contribuer au calcul du LIBOR. Aujourd'hui les banques participantes au panel sont loin d'être toutes britanniques. Il n'en reste pas moins que le choix d'un taux calculé sur une place unique, à l'heure des marchés mondialisés, frappe par son archaïsme. Ce choix n'a certes pas été imposé par les régulateurs, et d'ailleurs comme le souligne le rapport Wheatley au final si un nouveau benchmark doit s'imposer, c'est probablement le marché qui le fera émerger.
Il en va de même de la régulation. Comment se fait-il qu'un taux utilisé partout dans le monde soit calculé sous l'œil de l'autorité réglementaire d'un unique pays (fût-il d'une importance majeure sur les marchés de capitaux), avec de surcroît les déficiences que l'on a vu ? Il sera intéressant d'observer les mouvements et réactions de la SEC et de la Commission Européenne, dans les mois à venir, face aux conclusions finales du rapport Wheatley. La Commission Européenne a d'ailleurs déjà commencé ses travaux avec la revue de la MAR (Market Abuse Regulation). Le rapport final inclura d'ailleurs une revue plus détaillés de cette réglementation…
En ce qui concerne l'éventuel remplacement du LIBOR par un autre benchmark, il faut se rappeler que le LIBOR est largement utilisé du fait qu'il reflète le cout de refinancement des banques sur le marché interbancaire. Il peut dès lors servir de référence pour les banques dans leurs transactions commerciales. Revenir aux fondements de ce à quoi sert le LIBOR permet de comprendre qu'il n'y a en réalité pas vraiment d'alternative, pour la majorité des transactions qui s'appuient sur le LIBOR.
Le fait que les volumes sur le marché interbancaire soient faibles devrait donner à réfléchir aux autorités de régulation. Aujourd'hui, les banques centrales, en octroyant des quantités illimitées de liquidité aux banques se sont largement substituées au marché interbancaire sur une longue période. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une telle déviation par rapport aux mécanismes de marché habituels entraine des conséquences en chaine, parmi lesquelles l'impossibilité de fixer un benchmark fiable pour le refinancement interbancaire. Au-delà de la réforme ou du remplacement du LIBOR, ce sont les voies d'une rétablissement d'un mode de fonctionnement normal sur le marché interbancaire qui sont à rechercher.