Pourquoi mesurer l’empreinte carbone des portefeuilles ?

Il ne fait plus de doute aujourd’hui pour les investisseurs que le risque climatique fait partie intégrante de l’activité économique. A ce titre, les investisseurs doivent prendre en compte ce risque dans la gestion de leurs portefeuilles, sous peine de voir leurs actifs se déprécier sous l’impact du changement climatique.

Le risque climatique peut s’appréhender de deux manières :

  • un risque physique, défini comme l’exposition aux conséquences physiques directes du changement climatique
  • un risque de transition, défini comme l’exposition aux évolutions liées à la transition vers une économie bas carbone.

Le calcul de l’empreinte carbone des portefeuilles ne constitue pas une réponse au risque physique. Par contre il est un élément de réponse au risque de transition. En effet, les entreprises les plus émettrices risquent de voir leur modèle économique remis en question dans le contexte de la transition vers une économie bas carbone, et leurs actifs (par exemple gisements de combustibles fossiles ou infrastructures industrielles) dépréciés au point de devenir des « actifs échoués » (stranded assets).

L’empreinte carbone est une mesure des émissions des gaz à effet de serre engendrées par les entreprises détenues dans le portefeuille. Les émissions s’entendent au sens générique, tous gaz à effet de serre (dioxyde de carbone mais aussi méthane, protoxyde d’azote, CFC, …) confondus, et sont donc mesurées en « Tonnes équivalent CO2 », TeqCO2.

Bien sûr, pour avoir un sens, le chiffre avancé doit être rapporté aux montants investis ainsi qu’à l’activité des entreprises financées. C’est ce que nous allons voir plus loin. Mais tout d’abord nous devons nous intéresser aux données nécessaires à ce type de calcul.

Les projets de décarbonation représentent une part significative des investissements ayant un impact positif.

Source des données

Avant de se lancer dans tout type de calcul, il importe de disposer de données chiffrées fiables, sous peine de produire des indicateurs sans pertinence, tout sophistiqués qu’ils soient.

Jusqu’à présent, les investisseurs étaient habitués à collecter des données chiffrées sur les entreprises comme les bilans, les résultats, la valeur de marché des titres financiers… Mais la collecte des émissions de GES (Gaz à Effet de Serre) produites par une entreprise constitue un sujet relativement nouveau. Les méthodologies existent, par contre les données elles-mêmes restent peu disponibles.

La mesure des émissions de GES s’effectue en principe au niveau de plusieurs périmètres ou « scopes » :

  • Scope 1 : émissions de gaz à effet de serre générées directement par le processus de production de l’entreprise
  • Scope 2 : émissions indirectes liées aux consommations d’énergie nécessaires à la fabrication des produits: électricité, vapeur, chaleur, froid
  • Scope 3 : émissions générées en amont (fournisseurs et matières premières) et en aval (utilisation et fin de vie du produit)
Illustration des scopes 1, 2 et 3 d'émission de gaz à effet de serre
Illustration des scopes 1, 2 et 3 d’émission de gaz à effet de serre. Source: Wikimedia Commons

Idéalement il faudrait disposer de données pour les scopes 1, 2 et 3 de toutes les entreprises financées. Toutefois c’est rarement le cas pour plusieurs raisons :

  • Les données du scope 3 sont compliquées à obtenir. Elles proviennent le plus souvent d’estimations basées sur le secteur d’activité des entreprises. Ces données sont encore peu fiables et hétérogènes.
  • Le risque de double comptage : le scope 3 recouvrant l’amont et l’aval, il y a donc une intersection entre les scopes 3 de deux entreprises, dont l’une fournit des produits à l’autre.

Les données proviennent :

  • soit directement des entreprises elles-mêmes : par exemple celles qui adhèrent au Carbon Disclosure Project, ou alors en se basant sur les rapports annuels et les rapports RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises)
  • soit de bases de données compilées par des fournisseurs de données
  • soit de données estimées par des entreprises spécialisées qui élaborent des modèles par secteur d’activité

Quelle que soit la source de la donnée, il existe de nombreuses incertitudes et incohérences, dues à des périmètres incomplets, des changements de méthodologie d’une année sur l’autre, etc. En particulier le calcul ou l’estimation des émissions du scope 3 comporte encore de nombreux problèmes méthodologiques.

Clairement, le domaine de la donnée extra-financière est encore en développement et largement perfectible. Les réglementations européennes qui arrivent vont, espérons le, pousser les entreprises à améliorer leurs reportings, sous peine de voir les investisseurs se détourner.

Indicateurs

Objectifs

Pour être pertinent, un calcul d’empreinte carbone doit être lisible et relativement simple à calculer. Il peut être adapté à une classe d’actifs (actions par exemple), ou bien plus générique (actions et obligations).

Surtout, il doit permettre la comparaison du portefeuille avec d’autres portefeuilles ou avec un benchmark, ou encore de suivre l’évolution du portefeuille dans le temps. Pour cela, il est préférable que l’indicateur ne soit pas sensible à la taille du portefeuille, ni à la volatilité des cours de bourse.

Variables utilisées dans les calculs ultérieurs

Données relatives à chaque émetteur i
Valeur de l’investissementIi
Capitalisation boursièreCBi
Émissions annuellesEi
Chiffre d’affaires annuelCAi
Valeur de l’entreprise (valorisation calculée à partir des données de bilan)VEi
Données relatives au portefeuille
Valorisation du portefeuille (somme des valeurs de marché des positions détenues)VP

Exemples d’indicateurs génériques

Empreinte carbone totale

L’empreinte carbone totale mesure le total annuel des émissions « embarquées » par le portefeuille en tonnes de CO2. Elle correspond donc à la somme des émissions des entreprises contenues dans le portefeuille, pondérées par la part de détention dans l’entreprise que représente l’investissement du portefeuille.

Empreinte\ carbone\ totale = \sum\frac{I_i}{CB_i}\times E_i

Cet indicateur montre l’impact climatique global du portefeuille. Toutefois il ne permet pas de comparaisons, car il ne fait pas abstraction de la taille globale du portefeuille. Toutes choses égales par ailleurs, plus un portefeuille est de taille conséquente, plus son empreinte carbone totale sera importante.

Émissions financées

Les émissions financées représentent l’empreinte carbone du portefeuille par million d’euros investi, donc en tonnes de CO2 par M€ investi. Cet indicateur permet de faire des comparaisons en faisant abstraction de l’effet taille du portefeuille.

Emissions\ financées\ = [\ \sum\frac{I_i}{CB_i}\times E_i \ ]\  /\ VP\times1000000

Ce mode de calcul est adapté aux portefeuilles actions. Pour un portefeuille obligataire ou diversifié, la capitalisation boursière peut être remplacée par la valorisation de l’entreprise calculée à partir des données du bilan, par exemple l’actif net.

➡️ Cet indicateur permet la comparaison entre portefeuilles, ou du portefeuille lui-même avec un benchmark, ou encore un suivi de l’empreinte carbone du portefeuille dans le temps.

Par contre, comme il ne tient pas compte du volume d’activité des entreprises, il ne donne pas d’indication sur l’efficacité opérationnelle des entreprises financées.

Intensité carbone

L’intensité carbone d’une entreprise se mesure par le rapport entre les émissions totales de l’entreprise et son chiffre d’affaires total. Au niveau du portefeuille, on calcule le total des émissions du portefeuille, rapporté au chiffre d’affaires total embarqué par le portefeuille. Cela donne une empreinte carbone en tonnes de CO2 par M€ de chiffre d’affaires.

Intensité\ carbone = [\ \sum\frac{I_i}{CB_i}\times E_i\ ]/[\ \sum\frac{I_i}{CB_i}\times CA_i\ ]\times1000000

Comme précédemment, on peut, dans ce type de formule, remplacer la capitalisation boursière par la valorisation de l’entreprise.

Cet indicateur est dépendant de la taille des entreprises financées.

Intensité carbone pondérée

L’intensité carbone pondérée permet de mesurer l’exposition du portefeuille aux entreprises les plus intensives en carbone, donc en tonnes de CO2 par M€ de chiffre d’affaires, tout en faisant abstraction de la taille des entreprises financées. Elle consiste à calculer la somme des intensités carbone des entreprises financées (émissions totales par M€ de chiffre d’affaires), pondérée par le poids de l’entreprise dans le portefeuille :

Empreinte\ carbone\ pondérée = \sum\frac{I_i}{VP}\times \frac{E_i}{CA_i}

L’intensité carbone permet de mesurer l’exposition du portefeuille à un risque réglementaire comme une taxe carbone. Elle fait abstraction de la capitalisation boursière et donc n’est pas impactée par la volatilité des cours.

L’intensité carbone, totale ou pondérée, ne tient pas compte du positionnement de l’entreprise. À émissions égales, une entreprise à positionnement haut de gamme, donc à marge élevée, aura une intensité carbone plus faible qu’une entreprise à marge plus faible. Pour faire abstraction de ce biais, il faudrait pouvoir faire une analyse au niveau de la production. Par exemple, pour un constructeur automobile, rapporter les émissions de CO2 au nombre d’unités produites.

Cas particuliers

Les indicateurs décrits plus haut sont bien adaptés aux portefeuilles de titres cotés d’entreprises privées. En particulier l’utilisation de la valeur de l’entreprise au dénominateur, en lieu et place de la capitalisation boursière, permet de calculer une empreinte carbone globale au niveau d’un portefeuille diversifié contenant des actions et des obligations.

Il y a pourtant de nombreux types de portefeuilles d’investissement, tout aussi importants pour l’économie, pour lesquels ces indicateurs ne sont pas pertinents.

Obligations souveraines

Dans le cas des obligations souveraines, il faut une méthode permettant d’estimer l’empreinte carbone globale de l’État. Faut-il prendre en compte le secteur public uniquement, ou bien l’ensemble de l’économie ? Mais dans le deuxième cas se pose un risque de double comptage si le portefeuille contient également des obligations de grandes entreprises privées.

Une autre approche consiste à ne pas calculer directement une empreinte carbone, exercice de toute façon hasardeux, et à suivre plutôt une approche par les risques. Les politiques des Etats en matière de réduction de leur empreinte carbone peuvent être évaluées, par exemple via les INDC (Intended Nationally Determined Contributions).

Private Equity

Dans le cas des entreprises non cotées, le reporting extra financier est généralement absent. Ce n’est que par le contact direct et par le dialogue que l’investisseur en private equity pourra convaincre l’entreprise de calculer et de suivre son empreinte carbone. Ceci fait partie de ce qu’on appelle la « politique d’engagement », très en faveur chez les investisseurs ISR.

Infrastructures et financement de projet

Là encore, l’obtention d’un chiffre ne peut être que prospective et basée sur une modélisation, dans la mesure où, par définition, l’actif financé n’est pas encore en exploitation. Des méthodologies sont proposées par des cabinets spécialisés comme Carbone 4.

Immobilier

Il est relativement facile de calculer l’empreinte carbone d’un actif immobilier en équivalent CO2 par m², en se basant sur les caractéristiques techniques du bâtiment. Toutefois, il faut tenir compte de la stratégie d’investissement du portefeuille. Si cette stratégie consiste à acheter des immeubles pour les rénover avant de les revendre, l’empreinte carbone du portefeuille peut être globalement mauvaise, bien que l’impact environnemental final soit en fait positif.

Analyse critique

L’empreinte carbone est un bon outil pour suivre globalement un portefeuille dans le temps, et au niveau de chaque entreprise pour engager un dialogue et mesurer sa politique de réduction de ses émissions.

Elle comporte toutefois un énorme biais quantitatif dont les investisseurs institutionnels sont très conscients : un portefeuille de valeurs du tertiaire, peu émettrices, aura forcément une empreinte carbone bien meilleure qu’un portefeuille de valeurs industrielles. Ce sont pourtant les secondes qui sont le plus porteuses de solutions d’avenir pour décarboner l’économie.

Dans le cadre d’une véritable politique d’accompagnement de l’économie dans la transition énergétique, il faut donc prendre en compte d’autres types d’indicateurs. Parmi ceux-ci on citera :

  • La « part verte » des activités financées. A ce titre, la taxonomie européenne constitue un outil précieux.
  • Le calcul des émissions évitées par rapport à un scénario de référence. Cet indicateur permet d’identifier les « bons élèves » dans un secteur d’activité donné.
  • La « température de portefeuille » qui permet, suivant une méthode complexe et en constante évolution, de mesurer l’alignement (ou l’éloignement) du portefeuille sur un scénario +2° en 2050.

Par ailleurs, la comparaison entre portefeuilles, en particulier de sociétés de gestion d’actifs différentes, est rendue très difficile par les différences de méthodologie.

En conclusion, l’empreinte carbone, comme tous les indicateurs chiffrés, est un outil utile dont il convient toutefois de ne pas rester prisonnier, car il peut vite se montrer faussement rassurant.